Étienne Balibar : Pour un droit international de l’hospitalité

Étienne Balibar : Pour un droit international de l’hospitalité

15-09-2018

Le philosophe Étienne Balibar s’insurge contre les violences faites aux migrants, « que l’histoire jugera sans doute criminelles ». Au nom d’un « choix de civilisation », il propose de reconnaître « l’hospitalité comme un droit fondamental » s’imposant aux États et s’appliquant à ceux qu’il appelle les « errants ».

Monique Chemillier-Gendreau, agrégée de Droit public, lui répond, notamment, que les éléments de droits existent dans les textes internationaux, mais que « la structure même de la société mondiale et du droit qui la régit s’y oppose ». Elle fait des propositions pour sortir de l'impasse.

Publié une 1ère fois dans LeMonde.fr et repris sur le site de Madinin-art.

En Méditerranée, la situation ne cesse de se tendre. Une hécatombe quotidienne, en partie dissimulée. Des États instituant ou tolérant des pratiques d’élimination que l’histoire jugera sans doute criminelles. Entre les deux, des initiatives incarnant l’effort de solidarité de la « société civile » : villes refuges, « passeurs d’humanité », navires de sauvetage trop souvent contraints à la guérilla contre l’hostilité des pouvoirs publics. Cette situation n’est pas sans analogues dans le monde. Mais pour nous, citoyens d’Europe, elle revêt une signification et une urgence particulières. Elle appelle une refonte du droit international, orientée vers la reconnaissance de l’hospitalité comme « droit fondamental » imposant ses obligations aux États, dont la portée soit au moins égale à celle des grandes proclamations de l’après-guerre (1945, 1948, 1951). Il faut donc en discuter.

Et d’abord de qui parlons-nous : de « réfugiés », de « migrants » ou d’une autre catégorie qui les englobe ? Ces distinctions, on le sait, sont au cœur des pratiques administratives et de leur contestation. Mais, surtout, de la façon dont nous nommons les humains qu’il s’agit de protéger ou de contraindre dépend aussi le type de droits que nous leur reconnaissons, et la façon dont nous qualifions le fait de les en priver. Le terme auquel je pense est celui d’errants. Il me conduit à parler d’errance migratoire ou de migrance, plutôt que de migration. Le droit international de l’hospitalité doit s’adresser aux errants de notre société mondialisée, refléter les caractères de l’errance migratoire comme telle, en particulier du fait des violences qui se concentrent sur son parcours.

Plusieurs arguments iraient dans ce sens. D’abord, l’obsession pour le refoulement de l’immigration dite clandestine et l’identification des » faux réfugiés » a fini par produire un » retournement du droit de l’asile « (Jérôme Valluy, politologue). Les gouvernements utilisent la catégorie de » réfugié » non pour organiser l’accueil des individus fuyant la cruauté de leur existence, mais pour délégitimer quiconque ne correspond pas à certains critères formels ou ne sait pas bien répondre à un interrogatoire. Cela ne serait pas possible, cependant, si les critères officiels n’étaient pas extraordinairement restrictifs, de façon à disjoindre l’obtention du statut de -réfugié et le droit de circulation, tout en plaçant la souveraineté des Etats hors d’atteinte d’une véritable contestation. Aussi ne font-ils aucune place aux conditions de guerre civile ou de guerre économique, dictature ou restriction de la démocratie, catastrophe environnementale qui sont aujourd’hui à la racine des errances.

De plus, en déniant ces réalités en même temps qu’ils font violence à ceux qui les -vivent, les États transforment à leur tour des masses de migrants en réfugiés sans refuge, pourchassés d’un campement à l’autre. Ce sont les usages (et mésusages) de la distinction qui nous obligent aujourd’hui à repenser le problème, pour lui apporter une solution qui passe aussi par le droit.

Limiter l’arbitraire des États

Les discussions montrent toutefois qu’elle peut chercher à se justifier diversement. Une conception humaniste posera que la liberté de circulation est un des droits de l’homme, aussi fondamental que la liberté d’expression ou l’habeas corpus. Elle exigera que les États lui fassent le moins d’obstacles possible. Une conception libérale exprimera la même exigence en termes de « laissez-passer », valant pour les hommes aussi bien que pour les marchandises, les capitaux ou les informations. Dans ses variantes égalitaires, elle insistera sur l’injustice qu’il y a à réserver le droit de changer de résidence aux individus puissants et fortunés, en excluant les pauvres et les exploités. Ces raisonnements ne manquent ni de force ni de fondement, mais ne me semblent pas affronter la spécificité de la migrance contemporaine, parce qu’ils neutralisent le choc des situations de détresse et des interventions étatiques qui les visent.

Beaucoup plus pertinente me semble l’application rigoureuse des notions contenues dans la Déclaration universelle des droits de l’homme à propos de la circulation, de la résidence et de l’asile : d’une part en raison de sa logique consistant à corréler des droits de signe contraire (comme le droit d’émigrer et le droit au retour), d’autre part en raison de son souci d’éviter la formation d’individus privés de droits ou de non-personnes. Sa grande limitation, c’est qu’elle fait de l’appartenance nationale et de la souveraineté territoriale l’horizon absolu des dispositifs de protection des personnes, alors que, dans la situation actuelle, la nécessité criante est de limiter l’arbitraire des États, en leur opposant des contre-pouvoirs légitimes internationalement reconnus.

C’est pourquoi je suggère de passer au-delà de ces textes en donnant corps à un droit de l’hospitalité, dont le principe est que les errants (et ceux qui leur portent secours) peuvent obliger l’État « souverain » lui-même, de façon que leur dignité et leur sécurité ne soient pas, comme aujourd’hui, systématiquement foulées aux pieds.

Il n’en est pas moins nécessaire de se rattacher ici à l’une des formules-clés de 1948 : « Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique » (article 6 de la Déclaration universelle). En tous lieux veut dire même dans un office d’immigration, dans le cadre d’un contrôle frontalier, dans un camp de réfugiés, et si possible dans le fond d’un radeau pneumatique dérivant en haute mer… Là où il faut demander à une autorité de remplir ses obligations, mais aussi là où il faut lui résister, en raison de sa tendance propre à sacrifier les droits humains à des exigences sécuritaires, voire identitaires. Le principe des principes, c’est que les migrants en situation d’errance jouissent de droits opposables aux lois et règlements étatiques, ce qui implique aussi qu’ils puissent se défendre ou être représentés devant des juridictions ad hoc ou de droit commun.

De ce principe découleraient plusieurs ordres de conséquences. En tout premier lieu, l’interdiction de refoulement : non seulement les errants ne peuvent pas être violemment écartés d’une frontière ou d’une côte, mais ils doivent pouvoir exprimer leurs besoins dans des conditions qui respectent leur dignité, leur intégrité corporelle, leur autonomie individuelle, et tiennent compte des souffrances endurées. La » charge de la preuve » ne doit pas être du côté des errants, mais du côté des États hésitant à les accueillir.

Deuxièmement, les États et leur police opérant aux frontières ou à l’intérieur du territoire ne doivent pas brutaliser les errants : notion hélas très vaste qui s’étend des violences exercées contre des individus sans papiers jusqu’à la création de ce que Theresa May avait appelé un « hostile environment » pour les étrangers, en passant par l’enfermement dans des camps et la séparation des familles.

Troisième point : les États ne doivent pas établir des listes de pays d’origine dont les ressortissants sont interdits d’entrée a priori en fonction de critères raciaux, culturels, religieux ou géopolitiques –(nonobstant la nécessité pour eux de se prémunir contre les entreprises terroristes auxquelles l’errance peut servir de couverture).

Quatrièmement : les opérations militaires ne doivent pas chercher à détruire des organisations ou des réseaux de passeurs au risque de la vie des errants eux-mêmes, qui sont leurs victimes, et non leurs commanditaires. A fortiori, les décisions qui interdisent les opérations de secours ou tentent de les faire échouer doivent être considérées comme des complicités de crimes (éventuellement de crimes contre l’humanité).

Enfin, en cinquième et dernier point : les États ne doivent pas, pour se défausser, externaliser la « gestion » des flux de migrants et de réfugiés. En particulier, ils ne doivent pas négocier avec des pays tiers -qualifiés de « sûrs » pour la circonstance – des accords de troc (rétention forcée contre subventions) qui, de façon inavouable, les rabaissent au même niveau que les » passeurs » mafieux dont ils dénoncent les activités.

Une partie mobile de l’humanité

Ces dispositions formulent des limites ou des interdits plutôt qu’elles ne prescrivent des comportements. Cela est conforme à la nature du discours juridique lorsqu’il entreprend de rectifier une violence ou un abus. Il ne s’agit pas de mettre fin par décret à l’errance des migrants et des demandeurs d’asile, non plus que de supprimer les causes qui ont déterminé leur exode. Mais il s’agit d’empêcher que, sous couvert de hiérarchiser ces causes, la politique des États transforme l’exode en un processus d’élimination. Les migrants en proie à l’errance et ceux qui leur viennent en aide doivent avoir le droit avec eux, dans leurs efforts pour y résister. C’est peu à moins que ce ne soit beaucoup.

Il n’y a pas de droit à l’hospitalité, car l’hospitalité est une disposition collective relevant de la liberté, une « responsabilité partagée » (Mireille Delmas-Marty). Mais il faut développer le droit de l’hospitalité, activité civique en plein essor, à la mesure de l’urgence. Dépassant la proposition kantienne d’un « droit cosmopolitique » limité au droit de visite, il en généraliserait la norme fondamentale : les étrangers ne doivent pas être traités en ennemis. Or tel est précisément l’effet des politiques d’un nombre croissant d’États contre la migrance globale.

Les errants ne sont pas une classe. Ils ne sont pas une race. Ils ne sont pas la multitude. Je dirais qu’ils sont une partie mobile de l’humanité, suspendue entre la violence d’un déracinement et celle d’une répression. Ce n’est qu’une partie de la population mondiale (et même une petite partie), mais hautement représentative, parce que sa condition concentre les effets de toutes les inégalités du monde actuel, et parce qu’elle porte ce que Jacques Rancière a appelé la « part des sans-par t », c’est-à-dire le manque de droits qu’il faut combler pour qu’humanité rime enfin avec égalité. Il s’agit de savoir si l’humanité expulse de son sein cette partie d’elle-même, ou si elle en intègre les exigences à son ordre politique et à son système de valeurs. C’est un choix de civilisation. C’est notre choix.

Étienne Balibar

 

REPONSE de Monique Chemillier-Gendreau

Agrégée de Droit public et de sciences politiques

Cher Étienne,

Je n’ai pas réagi à votre message de début juillet et à votre article dans l’Humanité dimanche. J’étais d’accord en tous points avec vous et j’aurais dû vous le dire.

Et puis, il y a eu votre article dans Le Monde il y a quelques jours « Pour un droit international de l’hospitalité ». Je n’ai pas réagi immédiatement parce que j’étais absorbée par un travail urgent. Mais j’ai mis votre texte de côté car il suscite de ma part quelques commentaires que je me permets de vous transmettre. Et comme vous aviez envoyé le premier texte à une large liste de vos contacts, je me permets de vous faire mes commentaires par le même moyen (en y ajoutant quelques autres contacts) car je crois que ces questions sont la préoccupation de bien des intellectuels et qu’il est bon d’élargir le débat. D’autant que je souhaite sensibiliser tous ceux qui s’intéressent au drame des migrations à la question sur laquelle je veux mettre le doigt.

Vous souhaitez "limiter l’arbitraire des États » et vous dites plus loin « Le principe des principes, c’est que les migrants en situation d’errance jouissent de droits opposables aux lois et règlements étatiques, ce qui implique aussi qu’ils puissent se défendre et être représentés devant des juridictions ad hoc ou de droit commun ».

Je ne peux que souscrire pleinement à cela. Mais ce que je veux simplement rajouter c’est que la structure même de la société mondiale et du droit qui la régit s’y oppose. C’est cette aporie du système mondial qui est ignorée le plus souvent et qui, n’étant pas combattue, nous met dans des positions de déploration et donc d’impuissance.

Les éléments de ce que vous appelez de vos vœux comme un droit de l’hospitalité, ont déjà été affirmés dans des textes internationaux, pas seulement la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais les Pactes internationaux qui eux, ont valeur obligatoire (autant que tous les traités de droit international que les États signent et ratifient comme la preuve de leur caractère vertueux, mais dont ils se fichent ensuite comme d’une guigne et dont ils entravent même l’application).

Tous les humains sans exception disposent selon le premier de ces textes (le Pacte sur les droits civils et politiques) du droit à la vie, du droit de ne pas subir de torture ou autre traitement inhumain ou dégradant, du droit de ne pas être tenu en esclavage, du droit de ne pas faire l’objet d’arrestation ou détention arbitraire.

Tous les humains sans exception ont encore, selon ces textes qui représentent le DROIT EN VIGUEUR, le droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique, le droit à la liberté de conscience, d’expression et d’association, le droit à la vie familiale, le droit de libre circulation.

 Le second de ces textes (le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels) affirme que tous les humains disposent du droit à des conditions de travail justes et raisonnables permettant une existence décente, du droit à la sécurité sociale, du droit à un niveau de vie suffisant, à l’éducation, à la santé, et (cerise sur le gâteau) ils ont le droit à un recours utile en cas de violation de l’un de ces droits. Les enfants ont le droit à la protection qu’exige leur condition de mineurs.

Comme vous le voyez, tous les humains sans exception, donc tous ceux qui sont en migrance, disposent de ces droits, qui forment bien le droit de l’hospitalité dont vous parlez. Et ils ont aussi déjà le droit d’exiger l’application de ces droits en justice.

Alors que se passe-t-il? Eh bien, que le droit international « en même temps » qu’il proclame ces droits, a inscrit au fondement de la Charte des Nations Unies et comme norme fondamentale du droit international, le principe de souveraineté des États.

Il est théorisé comme étant « le pouvoir au-dessus duquel il n’y a rien". Et il est accompagné d’un corollaire, celui des immunités. Un État en tant que sujet de droit, ainsi que ses agents voient leurs comportements mis à l’abri. Ils ne relèvent donc que des tribunaux internes selon les règles constitutionnelles propres à chaque État (avec les protections pour les dirigeants qui caractérisent tous les systèmes, même ceux qui se disent démocratiques) et les juridictions internationales ne sont compétentes que pour autant que les États aient accepté cette compétence.

Voilà pourquoi je commençais mon cours de droit international lorsque j’étais en activité en disant à mes étudiants : « Je vais vous enseigner une discipline qui n’existe pas ou n’existe pas encore »……….

Comment sortir de cette impasse ????

Il faut d’une part faire un travail théorique et idéologique pour démolir à coups de hache la notion de souveraineté des États. Si elle a pu apparaître comme une notion progressiste au moment des luttes de libération nationale, les cas multiples d’États souverains, mais mendiants, doivent nous obliger à pousser la réflexion. Mais surtout la mondialisation de fait, a transformé la souveraineté en une fiction mensongère. Les États ont perdu les pouvoirs qui permettraient de faire le bonheur des peuples. Ils ont gardé celui de les réprimer. La souveraineté n’est nulle part celle des peuples. Elle est celle des États qui l’utilisent au profit des « nationaux » et font reculer les droits universels. C’est en raison du principe de souveraineté que, contrairement à ce que vous souhaitez, les droits des migrants ne sont pas opposables aux lois et règlements étatiques.

Mais quelle théorie du système mondial peut-on alors opposer à ce désordre dont les migrants sont les premières victimes? Une nouvelle pensée de l’humanité comme communauté politique, laquelle ne serait pas souveraine, afin de ne pas retomber dans les mêmes ornières. Elle ne se substituerait pas aux communautés existantes, mais s’agencerait avec elles dans une nouvelle déclinaison des compétences entre communautés politiques d’échelles variées selon le principe de subsidiarité. Ainsi les États subsisteraient-ils comme communautés politiques d’un certain échelon. Mais ils n’auraient plus la «  compétence des compétences ». La gestion des biens communs mondiaux ou des questions d’intérêt international, serait dévolue à un autre échelon. J’ai développé ces idées dans un ouvrage ("De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique", Fayard, 2013) et j’en approfondis quelques points dans un livre qui paraîtra dans quelques semaines chez Pedone ("Un autre droit pour un autre monde").

Mais d’autre part, nous devons mettre en lumière les contradictions du sytème en faisant des propositions novatrices. Ils s ‘agirait de demander la création d’une nouvelle instance onusienne, celle d’une Cour mondiale des droits de l’homme sur le modèle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Elle permettrait de rendre justiciables les droits proclamés.

Cela devrait être complété par une autre proposition qui a été formulée par nos collègues tunisiens, il y a déjà quelques années. C’est l’idée d’une Cour constitutionnelle internationale. Il s’agirait d’une institution (à compétence obligatoire pour les États) qui aurait pour fonctions d’évaluer les constitutions, les lois et les pratiques administratives des États au regard de leurs engagements à travers les textes internationaux. Elle mettrait à jour la mauvais foi des États et de leurs dirigeants lorsqu’ils adhérent à ces traités sans avoir la moindre intention de les appliquer concrètement.

Ces deux propositions défient le système puisque pour les faire accepter, nous partons du système lui-même en demandant aux États de les voter à l’ONU.  Et nous savons bien avec l’expérience de la Cour pénale internationale, que lorsqu’on leur arrache ce type d’avancée, les États tentent par tous les moyens de reprendre la main. Mais c’est en poussant le défi que nous ferons éclater au grand jour des contradictions intenables.

Voilà, cher Étienne, chers collègues et amis, quelques réflexions sur un sujet capital sur lequel je pense que sans les avancées d'une pensée partagée, nous irons de honte en désespoir devant la situation concrète faite à d’autres humains. Toutes vos réactions seront les bienvenues.

Très chaleureusement. Monique Chemillier-Gendreau